Dès sa fondation en 1807, la maison Pleyel se présente comme "une sorte d'académie musicale" regroupant des compositeurs et musiciens venus des quatre coins d'Europe chercher la consécration suprême à Paris. Frédéric Chopin ne fait pas exception à la règle et le premier concert qu'il y donne le 25 février 1832 jouera un rôle déterminant dans sa carrière de compositeur et de pianiste. Celui-ci se déroule dans le salon Pleyel, 9 rue Cadet, au premier étage d'un hôtel particulier qui sert de local d'exposition-vente de la marque, de laboratoire d'expérimentation et de vitrine promotionnelle tant pour les instruments en démonstration que pour les artistes. La formule du récital n'étant pas encore connue, Chopin partage l'affiche avec d'autres musiciens, chanteurs et pianistes de grande renommée, dont le célèbre Frédéric Kalkbrenner, "premier pianiste d'Europe" (Chopin) et collaborateur de la firme. Ce dernier joue sur un grand piano tandis que Chopin dévoile l'excellence "d'un petit piano monocorde mais dont le son porte loin comme les sonnettes des girafes" (1). Il ne donnera par la suite que trois autres concerts chez Pleyel (en 1841, 1842 et 1848), dans les nouveaux établissements de la rue Rochechouart, s'imposant aux yeux de ses contemporains comme "l'étoile de ce salon".
Piano Pleyel (exposé au Salon Chopin de Varsovie)
Camille Pleyel (1788-1855) comprend rapidement l'intérêt d'associer le nom du maître polonais à ses instruments dans la lutte l'opposant à la farouche concurrence, surtout celle de Pierre Erard qui a trouvé en Franz Liszt le porte-voix idéal. Un contrat tacite plus ou moins exclusif lie les deux hommes, chacun trouvant un substantiel avantage dans cette relation indéfectible à laquelle Chopin est indubitablement resté fidèle jusqu'à sa mort. Celui-ci dispose en permanence d'un piano à queue et d'un pianino (petit piano droit) en ses domiciles à Paris et à Nohant, et n'hésite pas à exiger un Pleyel lors de ses déplacements, notamment lors de son séjour à Majorque pour achever les Préludes op.28. Il est autorisé à disposer des instruments et des salons de la marque à condition qu'il mette en valeur les mérites caractéristiques de celle-ci auprès de ses élèves, issus majoritairement de la haute aristocratie européenne et devant obligatoirement se procurer un Pleyel.
Piano Erard (exposé au Salon Chopin de Varsovie)
Chopin affectionne particulièrement ces pianos, qu'il juge être le "non plus ultra". Perfectionnés et améliorés sous l'impulsion de C. Pleyel, ceux-ci sont réputés pour leur clavier "répondant très docilement à la plus légère pression des doigts" grâce à une mécanique à échappement simple assurant "un contrôle plus exact dans une transmission plus directe que l'échappement double inventé par Erard (2). Ils offrent des qualités de précision, de subtilité, de raffinement et de facilité, un timbre chantant favorisant le legato cantabile tant prôné par le compositeur, une "sonorité argentine un peu voilée", en plus d'un jeu de pédales dont Chopin se sert "avec un tact merveilleux" pour obtenir une couleur tantôt veloutée tantôt brillante : "Quand je suis mal disposé, disait un jour Chopin, je joue sur un piano d'Erard et j'y trouve facilement un son tout fait ; mais, quand je me sens en verve et assez fort pour trouver mon propre son à moi, il me faut un piano de Pleyel."
L'opposition de facture entre Pleyel et Erard, de tempérament entre Chopin et Liszt, ne va pas sans conséquence dans la pratique et l'usage. Alors qu'il est recommandé d'utiliser Erard, plus solide et robuste, pour les grands concerts, Pleyel, par son "son moelleux [...] qui s'arrondit et perd un peu de son intensité dans les angles d'une grande salle", est prescrit pour l'intimité du salon et l'interprétation des genres qui y sont liés (romance, mazurka, nocturne) et dans lesquels Chopin, "le poète de l'âme", rayonne.
Dernier piano Pleyel utilisé par Chopin en provenance de son appartement Place Vendôme
(exposé au Musée Chopin de Varsovie)
Carine Seron
Université libre de Bruxelles (brochure "Chopin 2010 en Belgique")
D'après deux articles de Jean-Jacques Eigeldinger :
"Chopin et la manufacture Pleyel", in : Frédéric Chopin : Interprétations, Eigeldinger J.-J (éd), Droz, Genève, 2005, pp.89-106 ;
"Chopin and Pleyel", in : "Early Music", août 2001, pp.389-396
(1) Par allusion au Giraffen-Flügel, piano vertical agrémenté entre autres d'un jeu de cloches.
(2) Pierre Erard a déposé en 1823 le brevet du fameux double échappement qui permet la répétition rapide des notes.
Photos par Carmen Desor