Solange Clésinger, fille de George Sand, adresse le 19 janvier 1896 une lettre-souvenirs à Samuel Rocheblave. La phrase conclusive de cette lettre était la suivante : "L'an passé, j'ai écrit (pour une demande) une vingtaine de pages sur lui [Chopin]. Elles ont été trouvées trop dures (vous devinez pour qui [Aurore Sand en ce qui concerne sa grand-mère George Sand] et travaillées." Roger de Garate (ancien secrétaire de la Société des Amis de George Sand) précise : "Ce qui est coupé, c'est Aurore Sand qui l'a coupé devant moi. " Des ciseaux vigilants ont en effet découpés en maints endroits du manuscrit, des phrases, fragments de phrases, voire des paragraphes entiers. Ces coupures sont précisément pratiquées dans des contextes qui ont trait de près à G. Sand et qui ont été jugés "trop durs" par la petite-fille de la romancière.
Pour situer ces souvenirs dans leur juste éclairage, il convient de rappeler les sentiments d'hostilité qui ont fortement marqué les rapports de la mère et de la fille, en qui le ressentiment ne s'était pas éteint, même après la mort de G.Sand.
Solange ayant vécu plus de dix ans dans l'entourage immédiat de Chopin, son témoignage revêt un caractère assez privilégié, à condition d'être replacé dans la perspective affective -et chronologique- dans laquelle il a été écrit. Il renferme notamment des notations précieuses sur le caractère de Chopin, sur ses goûts artistiques et sur ses derniers moments -objet de récits controversés.
L'autographe du texte de S.Clésinger est conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris.
(Extraits des notes de Jean-Jacques Eigeldinger, dans le n° 5 de la Revue Musicale de Suisse Romande - 1978)
Solange enfant, telle que l'a connue Chopin au début de sa liaison avec G. Sand
Chopin ! âme d'élite, esprit charmant, enjoué aux heures où la torture physique lui laissait quelque répit. Distinction innée, manières exquises. Sublime et mélancolique génie ! La droiture, l'honnêteté la plus pure, la délicatesse la plus fine. La modestie de bon goût, le désintéressement, la générosité, le dévouement immuable.
Une âme d'ange, jetée sur la terre en un corps martyrisé pour y accomplir une rédemption mystérieuse. Est-ce parce que sa vie fut une agonie de trente-neuf ans que sa musique est si élevée, si suave, si sublime ? On a mis une lenteur injuste et sotte à reconnaître en lui un grand Maître. Si l'on a trouvé à ses oeuvres le tort de ne pouvoir être interprétées par le premier industriel venu en doubles croches, et comprises par le vulgaire, c'est qu'elles étaient distinguées, originales, géniales (selon un mot moderne). Ce blâme est un éloge. Qui ne l'a entendu, lui, ou à défaut, une de ses élèves préférées : Madame la princesse Marcelline Czartoryska, Melle O'Meara, Melle de Rozières, ne connaît même pas le genre de sa musique.
[...] Les femmes, les enfants (le jeune Filtsch mort si tôt !) apportaient un sens plus fin que les talents masculins à la traduction de cette musique céleste, même lorsque leurs doigts n'égalaient pas l'agilité et la force d'une main plus exercée et plus solide. Car il ne s'agissait pas de taper fort, de cavatiner avec hardiesse et dextérité. Liszt rendait mal ces mélodies adorables. Il les sabrait. Il fallait, sans cogner, sans frapper, sans casser, tirer d'un instrument ingrat le son terrible et vibrant de la colère, de la détresse, de la victoire ou de la défaite. Sous les doigts souples et nerveux de la petite main pâle et frêle de Chopin, le piano devenait une voix d'archange, un orchestre, une armée, un océan en furie, une création de l'univers, une fin du monde. [...] George Sand avait donné un titre à chacun des préludes admirables de Chopin. Ils ont été conservés sur un exemplaire donné par lui. [...]
C'est un génie à part, totalement individuel et précieux. C'est une âme qui s'exprime. Et qui s'exprime aussi bien avec la séduction délicate que par la force magistrale.
Son caractère était celui d'un malade. Gai, cordial, animé quand il ne souffrait pas trop. Mélancolique et découragé lorsque le mal le terrassait. Comme sa musique, il était tendre et passionné. Il laissait voir des singularités, des partis pris nés d'un rien, des aversions voilées mais opiniâtres, puis des engouements de toute la vie. Car il ne se reprenait pas, une fois qu'il s'était donné. Chopin goûtait peu l'entourage de George Sand. Avec un tact, une intuition divinatoire, il savait démêler les vrais et rares amis sérieux des intéressés et des pleutres. [...] On lui plaisait, on lui était antipathique à première vue et à tout jamais. Il faut avouer que sa perspicacité ne se montrait guère en défaut. S'il était bon et compatissant, très secourable à la peine réelle, il était difficile de le tromper par rouerie ou pleurnicherie. Très poli, il avait une quinte de toux pour s'esquiver lorsqu'une personne peu à son gré pénétrait dans le salon où il se trouvait. Il lui arrivait parfois d'aimer un artiste dont le talent le laissait indifférent ou hostile. Ainsi Eugène Delacroix. Le contraire avec Henri Heine dont le cynisme judaïque lui répugnait, mais dont les poësies délicieuses le charmaient, dont l'esprit endiablé l'amusait. Par impulsion naturelle et non-raisonnée, il s'avouait Ingriste et Schefferiste. Il admirait Raphaël, le Pérugin, Angelico, Sassoferrato. Il ne comprenait ni Rubens ni Michel-Ange. Du premier, il disait : "C'est un peintre de grosses fesses." Du second : "Ses modèles ont des tranchées. Ils se tortillent sous des douleurs atroces." Ainsi que pour celui de Delacroix, il ne s'enflammait pas pour le génie de George Sand. Les doctrines socialistes, les théories glorieuses de l'adultère, les idées égalitaires l'ennuyaient à mourir, même au plus fort de sa passion pour la dame de Nohant. Il souriait en disant : "Il faut bien que la Maman s'amuse !"
[...]
Les femmes, ô singularité ! dont on avait beaucoup parlé lui étaient désagréables. Etincelante d'esprit, d'originalité, de hardiesse et de trivialité, Mme Dorval ne lui plaisait nullement. Il ne goûtait même pas son talent. [...]
................................................................................. (passage supprimé par Aurore Sand)
En retenant la main de Solange dans les siennes et en ajoutant : "Reviens ! ne me laisse pas seul !" Par seul, il entendait : sans rien d'elle ! [G.Sand]. Car ses amis ne l'abandonnaient pas. En 1848, il avait passé en Angleterre. [...] Il revint très délabré et s'installa rue de Chaillot [...] Les soirées passées près de lui étaient pourtant à fendre l'âme la plus dure. Sa respiration haletante n'était plus que cris entrecoupés et lamentables, que sanglots atroces. Il commença à enfler. On l'emporta Place Vendôme plus mort que vivant. Par momens, il se faisait illusion sur son état et communiquait ses projets d'art et d'aménagement de son logis pour des concerts de chambre. [...]
La fille de George Sand était une enfant difficile. Pour la réduire, sa mère l'avait mise en pension à Paris. Mais l'insubordonnée s'insurgeait éternellement contre la règle, la communauté, le travail quotidien. La pension était pour elle une geôle, un enfer. Les vacances, c'était la délivrance. Quand il fallait rentrer, le désespoir la saisissait. Elle comptait avec effroi les jours, les heures, les minutes finales de sa liberté ! Un dernier soir, elle dînait en famille chez Madame Marliani. Après le repas, elle reçut l'ordre d'aller dormir afin d'arriver de bonne heure le lendemain à la pension. L'enfant partit dans une sombre consternation. Elle avait rêvé l'attendrissement de la dernière heure pour la soustraire au supplice. Elle regagna par les jardins le gîte maternel. Le salon était ouvert. Elle pénétra dans l'obscurité et, se jetant sur un coussin, elle éclata en sanglots. Tout à coup, une musique céleste charme son oreille. Elle écoute, cesse de pleurer, se calme. C'est Chopin ! Chopin qui l'a devinée, suivie, et qui, ne pouvant rien dire pour la consoler, ne trouvant peut-être pas les paroles, se sert du langage des anges pour engourdir sa douleur. Il joua longtems. Qu'improvisa-t-il dans ce salon obscur ? Sans doute un chef d'oeuvre de tendresse et de charitable amour. Car la petite se rapprocha, se blottit à ses pieds et l'écouta avec ravissement. Quand il fut assuré qu'elle ne pleurait plus, il lui prit la tête entre ses mains, posa un baiser sur ses cheveux. Une larme glissa sur le front de la fillette. O larme sacrée d'un génie compatissant, larme chrétienne, larme divine !
[...]
(Extraits de la lettre-souvenirs de Solange Clésinger)
NB : les archaïsmes de l'auteur Solange Clésinger ont été respectés.
Solange Clésinger (1828-1899)