Chopin avait bien pressenti le danger d'un article rédigé par Liszt. Ses appréhensions étaient fondées. Mais je me permets de citer ici Marie-Paule Rambeau :
"La méfiance de Chopin à l'égard de la critique de Liszt n'était pas entièrement injustifiée. Les éloges et l'admiration ne lui étaient certes pas mesurés, mais Liszt faisait en sorte de mettre Chopin hors jeu et l'éliminait en temps que rival sur son terrain, car il n'est pas question des qualités de son jeu, en soulignant assez perfidement que son retrait du mouvement musical avait créé autour de lui "un silence complet de la critique (..) comme si la postérité était venue"; S'agissant d'un homme qu'on savait malade, la remarque était spécialement déplacée ; elle impliquait qu'ayant atteint la plénitude de ses pouvoirs créateurs, Chopin n'évoluerait plus. Par ailleurs, l'insistance à désigner "cette célébrité exquise, toute en haut lieu, excellemment aristocratique", réduisait la réception de l'oeuvre de Chopin à une élite de fidèles inconditionnels, véritable rempart contre le jugement du vrai public. Enfin la comparaison avec son compatriote Mickiewicz était particulièrement dépréciative et atteignait doublement sa cible : la gloire de Chopin ne pouvait prétendre à se mesurer à celle de l'illustre poète parce que le piano était incapable d'exprimer la profondeur et l'énergie de sa pensée : "ses moyens d'expression étaient trop bornés, son instrument trop imparfait ; il ne pouvait à l'aide d'un piano se révéler tout entier." Et d'attribuer à cette insuffisance de l'instrument l'introversion de Chopin et la mélancolie de son inspiration, signes d'une insatisfaction permanente. Liszt se rangeait donc à l'avis de Schumann. Il lui faudrait plusieurs années pour revenir sur ce contresens qui dénotait la divergence des orientations esthétiques des deux musiciens à cette époque."
Marie-Paule Rambeau - Chopin, l'enchanteur autoritaire (Ed.L'Harmattan)