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11 janvier 2011 2 11 /01 /janvier /2011 20:43

 

Franz Liszt, lithographie par Joseph Kriehuber

 

 Franz Liszt, lithographie de Joseph Kriehuber

 

 

 

Concert de Chopin

 

Lundi dernier, à huit heures du soir, les salons de M. Pleyel étaient splendidement éclairés ; de nombreux équipages amenaient incessamment au bas d’un escalier couvert de tapis et parfumé de fleurs les femmes les plus élégantes, les jeunes gens les plus à la mode, les artistes les plus célèbres, les financiers les plus riches, les grands seigneurs les plus illustres, toute une élite de société, toute une aristocratie de naissance, de fortune,  de talent et de beauté.

Un grand piano à queue était ouvert sur une estrade ; on se pressait autour ; on ambitionnait les places les plus voisines ; à l’avance on prêtait l’oreille, on se recueillait, on se disait qu’il ne fallait pas perdre un accord, une note, une intention, une pensée  de celui qui allait venir s’asseoir là. Et l’on avait raison d’être ainsi avide, attentif, religieusement ému, car celui que l’on attendait, que l’on voulait voir, entendre, admirer, applaudir, ce n’était pas seulement un virtuose habile, un pianiste expert dans l’art de faire des notes ; ce n’était pas seulement un artiste de grand renom, c’était tout cela et plus que tout cela, c’était Chopin.

Venu en France il y a dix ans environ, Chopin, dans la foule des pianistes qui à cette époque surgissait de toutes parts, ne combattit point pour obtenir la première ni la seconde place. Il se fit très peu entendre en public ; la nature éminemment poétique de son talent ne l’y portait pas. Semblable à ces fleurs qui n’ouvrent qu’au soir leurs odorants calices, il lui fallait une atmosphère de paix et de recueillement  pour épancher librement les trésors de mélodie qui reposaient en lui. La musique, c’était sa langue : Langue divine dans laquelle il exprimait tout un ordre de sentiments que le petit nombre seul pouvait comprendre.  Ainsi qu’à cet autre grand poète, Mickiewicz, son compatriote et son ami, la muse de la patrie lui dictait ses chants, et les plaintes de la Pologne empruntaient à ses accents je ne sais quelle poésie mystérieuse qui, pour tous ceux qui l’ont véritablement sentie, ne saurait être comparée à rien. Si moins d’éclat s’est attaché à son nom, si une auréole moins lumineuse a ceint sa tête, ce n’est pas qu’il n’eût en lui peut-être la même énergie de pensée, la même profondeur de sentiment que l’illustre auteur de Konrad Wallenrod et des Pélerins ; mais ses moyens d’expression étaient trop bornés, son instrument trop imparfait ; il ne pouvait à l’aide d’un piano se révéler tout entier. De là, si nous ne nous trompons, une souffrance sourde et continue, une certaine répugnance à se communiquer au dehors, une mélancolie qui se dérobe sous des apparences de gaieté, toute une individualité enfin remarquable et attachante au plus haut degré.

Ainsi que nous l’avons dit, ce ne fut que rarement, à de très distants intervalles, que Chopin se fit entendre en public ; mais ce qui eût été pour tout autre une cause presque certaine d’oubli et d’obscurité, fut précisément ce qui lui assura une réputation supérieure aux caprices de la mode, et ce qui le mit à l’abri des rivalités, des jalousies et des injustices, Chopin, demeuré en dehors du mouvement excessif qui, depuis quelques années,  pousse l’un sur l’autre, et l’un contre l’autre, les artistes exécutants de tous les points de l’univers, est resté constamment entouré d’adaptes fidèles, d’élèves enthousiastes,  de chaleureux amis qui, tout en le garantissant des luttes fâcheuses et des froissements pénibles, n’ont cessé de répandre ses œuvres, et avec elles l’admiration pour son génie et le respect pour son nom. Aussi, cette célébrité exquise, toute en haut lieu, excellemment aristocratique, est-elle restée pure de toute attaque. Un silence complet de la critique se fait déjà autour d’elle, comme si la postérité était venue ; et dans l’auditoire brillant qui accourait auprès du poëte (*) trop longtemps muet, il n’y avait pas une réticence, pas une restriction : toutes les bouches n’avaient qu’une louange.

Nous n’entreprendrons pas ici une analyse détaillée des compositions de Chopin. Sans fausse recherche de l’originalité, il a été lui, aussi bien dans le style que dans la conception. A des pensées nouvelles, il a su donner une forme nouvelle. Ce quelque chose de sauvage et d’abrupte qui tenait à sa patrie, a trouvé son expression dans des hardiesses de dissonance, dans des harmonies étranges, tandis que la délicatesse et la grâce qui tenaient à sa personne se révélaient en mille contours, en mille ornements d’une inimitable fantaisie.

Dans le concert de lundi, Chopin avait choisi de préférence celles de ses œuvres qui s’éloignent davantage des formes classiques. Il n’a joué ni concerto, ni sonate, ni fantaisie, ni variations, mais des préludes, des études, des nocturnes et des mazurkes (**). S’adressant à une société plutôt qu’à un public, il pouvait impunément se montrer ce qu’il est, poëte élégiaque, profond, chaste et rêveur. Il n’avait besoin ni d’étonner ni de saisir ; il cherchait des sympathies délicates plutôt que de bruyants enthousiasmes. Disons bien vite que ces sympathies ne lui ont pas fait défaut. Dès les premiers accords il s’est établi entre lui et son auditoire une communication étroite. Deux études et une ballade ont été redemandées, et sans la crainte d’ajouter un surcroît de fatigue à la fatigue déjà grande qui se trahissait sur son visage pali, on eût redemandé un à un tous les morceaux du programme.

Les Préludes de Chopin sont des compositions d’un ordre tout à fait à part. Ce ne sont pas seulement, ainsi que le titre pourrait le faire penser, des morceaux destinés à être joués en guise d’introduction à d’autres morceaux, ce sont des préludes poétiques, analogues à ceux d’un grand poëte contemporain, qui bercent l’âme en des songes dorés,  et l’élèvent jusqu’aux régions idéales. Admirables par leur diversité, le travail et le savoir qui s’y trouvent ne sont appréciables qu’à un scrupuleux examen. Tout y semble de premier jet, d’élan, de soudaine venue. Ils ont la libre et grande allure qui caractérise les œuvres du génie.

Que dire des mazurkes, ces petits chefs-d’œuvres  si capricieux et si achevés pourtant ?

 

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poeme,

 

a dit un homme qui faisait autorité au plus beau siècle des lettres françaises. Nous serions bien tentés d’appliquer aux mazurkes l’exagération même de cet axiome, et de dire que pour nous, du moins, beaucoup d’entr’eux valent de très longs opéras.

Après tous les bravos prodigués au roi de la fête,  M. Ernst a su en obtenir de bien mérités. Il a joué dans un style large et grandiose, avec un sentiment passionné et une pureté digne des maîtres, une élégie qui a vivement impressionné l’auditoire.

Madame Damoreau, qui avait prêté à ce concert de fashion son charmant concours, a été, comme d’habitude,  ravissante de perfection.

Encore un mot avant de terminer ces quelques lignes que le manque de temps nous force d’abréger.

La célébrité ou le succès qui couronnent le talent et le génie sont en partie le produit de circonstances heureuses. Les succès durables sont rarement injustes,  à la vérité. Toutefois, comme l’équité est peut-être la qualité la plus rare de l’esprit humain, il en résulte que, pour certains artistes, le succès reste en-deçà, tandis que pour d’autres il va au-delà de leur valeur réelle.  On a remarqué que dans les marées régulières il y avait toujours une dixième vague plus forte que les autres ; ainsi, dans le train du monde, il est des hommes qui sont portés par cette dixième vague de la fortune, et qui vont plus haut et plus loin que d’autres, leurs égaux ou même leurs supérieurs. Le génie de Chopin n’a point été aidé de ces circonstances particulières. Son succès,  quoique très grand, est resté en-deçà de ce qu’il devait prétendre. Toutefois, nous le disons de conviction, Chopin n’a rien à envier à personne. La plus noble et la plus légitime satisfaction que puisse éprouver l’artiste n’est-elle pas de se sentir au-dessus de sa renommée, supérieur même à son succès, plus grand encore que sa gloire ?

                                                                                                                                   F. LISZT.

 

 

 

Compte-rendu par Franz Liszt du concert de Chopin du 26 avril 1841

« Revue et Gazette Musicale de Paris », n° 31 du 2 mai 1841

 

 

(*) Orthographe de Liszt

(**) mot employé par Liszt

 

 

 

 

 

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commentaires

B
<br /> <br /> C'est le fameux article que Chopin craignait de voir rédiger par Liszt!<br /> <br /> <br /> . Reconnaissons toutefois que celui-ci a bien écrit sur son ami! Même si parfois...<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Chopin n'avait pas tout à fait tort de se méfier de Liszt... Sous des abords élogieux, celui-ci est assez ironique et perfide dans cet article. Mais je laisse la parole à Marie-Paule Rambeau et à<br /> son analyse dans l'article suivant...<br /> <br /> <br /> <br />

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