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23 octobre 2013 3 23 /10 /octobre /2013 21:04

 

Mort de Chopin

 

          Après une longue et terrible agonie, Chopin vient de mourir. Nous n'emploierons pas à son sujet la formule ordinaire en disant que sa mort est une perte pour l'art. Hélas ! Chopin était perdu pour la musique depuis assez longtemps. Sa faiblesse et ses douleurs étaient devenues telles, qu'il ne pouvait plus ni se faire entendre sur le piano, ni composer ; la moindre conversation même le fatiguait d'une manière alarmante. Il cherchait en général à se faire comprendre autant que possible par signes. De là l'espèce d'isolement dans lequel il a voulu passer les derniers mois de sa vie, isolement que beaucoup de gens ont mal interprété et attribué, les uns à une fierté dédaigneuse, les autres à une humeur noire, aussi loin l'une que l'autre du caractère de ce charmant et excellent artiste. Loin d'être morose, Chopin, aux temps où ses souffrances étaient encore tolérables, se montrait d'une bonhomie malicieuse qui donnait un irrésistible attrait aux relations que ses amis avaient avec lui. Il apportait dans la conversation cette [sic] humour qui fit le charme principal et le caractère essentiel de son rare talent.

          Ses compositions pour le piano ont fait école. La grâce la plus originale, l'imprévu du tour mélodique, la hardiesse des harmonies et l'indépendance  de l'accent rythmique qui s'y trouvent réunis à un système entier d'ornementation dont il fut l'inventeur et qui est resté inimitable. Ses études pour le piano sont des chefs-d'oeuvre où se retrouvent concentrées les qualités éminentes de sa manière et ses plus rayonnantes inspirations. Nous les placerons même au-dessus de ses célèbres mazurkas qui, dès leur apparition, valurent à Chopin un succès passionné auprès des femmes surtout, et le rendirent le favori de tous les salons aristocratiques de l'Europe. Ce luxe de mélodies exquises, leur allure à la fois fière et souriante, leur dédain de tout entourage vulgaire, leur passion contenue ou concentrée, leurs divines chatteries, leur retentissement pompeux, ont en effet une sorte d'affinité avec les moeurs du monde élégant pour lequel elles semblent faites. Aussi Chopin, malgré son magnifique talent d'exécution, n'était-il pas l'homme de la foule, le virtuose des grandes salles et des grands concerts. Il avait renoncé à ces tumultes depuis longtemps. Un petit cercle d'auditeurs choisis, chez lesquels il pouvait croire à un désir réel de l'entendre, pouvait seul le déterminer à s'approcher du piano. Que d'émotions alors il savait faire naître ! En quelles ardentes et mélancoliques rêveries il aimait à répandre son âme ! C'était vers minuit d'ordinaire qu'il se livrait avec le plus grand abandon ; quand les gros papillons du salon étaient partis, quand la question politique à l'ordre du jour avait été longuement traitée,quand tous les médisants étaient à bout de leurs anecdotes, quand tous les pièges étaient tendus, toutes les perfidies consommées, quand on était bien las de la prose, alors obéissant à la prière muette de quelques beaux yeux intelligents, il devenait poète, et chantait les amours ossianiques des héros de ses rêves, leurs joies chevaleresques, et les douleurs de la patrie absente, sa chère Pologne toujours prête à vaincre et toujours abattue. Mais hors de ces conditions, que tout artiste doit lui savoir gré d'avoir exigées pour se produire, il était inutile de le solliciter. La curiosité excitée par sa renommée semblait même l'irriter, et il se dérobait le plus possible à un monde non sympathique quand le hasard l'y avait fait s'égarer. Je me rappelle un mot sanglant qu'il décocha un soir au maître d'une maison où il avait dîné. A peine avait-on pris le café, l'amphitryon, s'approchant de Chopin, vint lui dire que ses convives, qui ne l'avaient jamais entendu, espéraient qu'il voudrait bien se mettre au piano et jouer quelque petite chose. Chopin s'en défendit dès l'abord de manière à ne pas laisser le moindre doute sur ses dispositions. Mais l'autre insistant d'une façon presque blessante, en homme qui sait la valeur et le but du dîner qu'il vient de donner, l'artiste coupa court à la discussion en lui disant de sa voix faible et interrompue par un accès de toux : "Ah ! Monsieur... j'ai... si peu mangé !..."

          Malgré le produit considérable de ses oeuvres et des leçons qu'il donnait, Chopin ne laisse pas de fortune ; les malheureux Polonais que l'exil a tant de fois amenés à sa porte savent où cette fortune a passé. Au dernier instant, la constante admiration de Chopin pour Mozart lui a fait désirer que l'immortel Requiem fût exécuté à ses funérailles. Son digne élève, M. Gutmann, a recueilli ce voeu avec son dernier soupir. Aussitôt toutes les démarches nécessaires ont été faites ; grâce à l'intervention active de M. l'abbé Daguerry, M. l'archevêque a levé l'interdiction qui rendait impossible l'exécution du Requiem de Mozart ; les choristes femmes pourront en conséquence figurer dans cette cérémonie, qui aura lieu dans l'église de la Madeleine mardi prochain.

 

 

                                                                                                                                       H. Berlioz

 

 

Article d'Hector Berlioz, "Journal des Débats" du 27 octobre 1849

 

 

 

 

 

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commentaires

M
<br /> Trés bel éloge et combien inspirant pour moi ! Bonne nuit Chère Carmen !<br /> <br /> <br />  <br />
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C
<br /> <br /> Oui, j'ai pu me rendre compte du très beau résultat de ton inspiration ! Bonne nuit chère Muriel, et toutes mes félicitations pour avoir mené cet enfantement jusqu'au bout !<br /> <br /> <br /> <br />

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