Cet article est la suite du précédent article sur le sujet : http://de-la-note-a-la-plume.over-blog.com/article-les-editeurs-de-chopin-93312337.html
"De façon évidente, ces trois principaux corpus [français, anglais, allemand] accusent de nombreuses dissimilitudes.
Dans le cas de l'édition française, Schlesinger travaillait à partir des partitions autographes et les varietur que l'on y rencontre peuvent souvent avoir été demandées ou pratiquées par Chopin lui-même. Si Chopin avait coutume de négliger les esquisses préliminaires et de passer directement du piano au manuscrit, ses textes autographes de présentation, les travaux de ses copistes, ses propres gloses et les premières éditions corrigées de sa main éclairent notre analyse des différentes strates de son complexe processus de composition. Les autres éditeurs, eux, utilisèrent des sources diverses : leur multiplicité et leurs variantes ont conduit à des problèmes cruciaux dans l'interprétation historique et stylistique du processus créatif de l'auteur.
Comme de juste, les premières éditions "complètes" restent sujettes à caution : par trop "libérales" pour nos critères modernes. La Schonenberger, éditée par Fétis en 1860, puis les éditions Stellovsky et Jürgenson, Litolff et Biehl : toutes assumaient cette règle implicite qui veut que l'éditeur sait mieux que l'auteur ce qu'il convient d'éditer. L'Edition Richault, établie en 1860 par le Norvégien T. Tellefsen, visait, elle, en revanche, à perpétuer la tradition vivante du jeu de Chopin. Elle fut suivie de la Gebethner & Wolff, de la Kistner, due à Karol Mikuli, établie sur les premières éditions françaises et allemandes, et sur moult suppléments issus des cours de Chopin : ce courant culmina avec l'Oxford Original Edition d'Edouard Ganche, inspirée presque entièrement par la collection annotée en sept volumes de Jane Stirling. Après la seconde guerre mondiale, la populaire Edition Paderewski, basée sur les travaux de Ludwik Bronarski, se révéla par trop défectueuse, permissive et approximative. Plus récemment, le Wiener Urtext souffrit d'une politique éditoriale inconsistante. Le Henle Urtext, sous la houlette d'Ewald Zimmerman, est presque achevé. Enfin, l'Edition Nationale Polonaise de Jan Ekier, soigneusement annotée et documentée, se révèle très satisfaisante même si elle comporte des options parfois contradictoires.
C'est que, de toutes ces éditions de Chopin, chacune semble avoir voulu véhiculer une image "cohérente" du compositeur. Comme si les Français s'attachaient à l'image d'un poète du piano nuancé, au raffinement érotique et souffreteux, comme l'a dépeint le film d'Andrzej Zulawski La Note Bleue. Comme si les Allemands s'efforçaient de lui ériger un mausolée nationaliste, afin de le faire sortir des salons et entrer dans le panthéon germanique "classique". Comme si, depuis Balakirev, Saint Pétersbourg voulait en faire un auteur slave et moderniste. Comme si l'Angleterre ne percevait que le Chopin domestiqué et policé, victorien même, aux versions simplifiées iconiques et dandies. Comme si le pédagogue élitiste, l'interprète mondain et le porte-parole révolutionnaire devaient masquer la présence dérangeante du pur compositeur - lui qui se voyait compositeur avant tout. "
Sandrine Thieffry
Bibliothèque royale de Belgique